Thaï le vétéran

Cela fait maintenant trois semaines que je suis ici, au Vietnam.

Cela fait trois semaines que je « communie » avec les personnes qui m’entourent.  

Nous discutons du passé, de l’histoire de ce pays, celle que l’on connait dans les livres d’histoire, mais surtout les histoires individuelles, ce qui compose l’essence même des humains que je rencontre

Nous discutons du présent, de ce que les personnes vivent aujourd’hui, leurs peurs, leurs préoccupations, leurs doutes, leurs aspirations, leurs souhaits.

Mais aussi nous discutons de l’avenir, des rêves de ces humains, qui, bien au-delà des images que l’on peut voir sur les cartes postales virtuelles, bien au-delà des idées vite faites sur chacun, ces humains sont des humains comme vous et moi. 

Et finalement, c’est en parcourant le monde que nous nous rendons compte que malgré notre unicité, malgré nos caractéristiques culturelles, notre couleur de la peau, nos habitudes religieuses, nous sommes tous de la même race, des homos sapiens.  Et que ces homos sapiens, à travers nos filtres culturels, voyons au fond la même chose et souvent nous nous posons les mêmes questions.

Sur ce sujet, voici un thème culturel qui, je crois, représente bien la société vietnamienne, un sujet qui revient constamment ici lorsque l’on va au-delà des mots, au-delà des sourires, au-delà des actions, c’est cette profonde résilience, cette persistance à vivre, à se développer, cette résistance qui est ici beaucoup plus que des paroles, c’est une religion.  Ici, on comprend que l’avenir se bâtit tous les jours, et ce malgré la mousson, malgré l’oppresseur, malgré les invasions.  Les envahisseurs passent, mais le Vietnam reste…    À ce sujet j’aimerais vous présenter mon personnage du jour Thaï .

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Thaï est né ici dans la vallée du Mékong, entre My Tho et Ben Tre.  Le Mékong. 

Le majestueux Mékong

Ce fleuve mystique et merveilleux dont le nom d’origine est donné par les groupes ethniques « Thaï » venus de la Thaïlande, il y a des centaines d’années, qui signifie « la mère des fleuves ».  Le fleuve Mékong est le dixième du monde et le quatrième d’Asie au plus grand débit.  Il prend sa source sur les hauteurs de l’Himalaya et parcours 6 pays, dont la Chine, le Myanmar, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et finalement se jette dans la mer au Vietnam.  Cette région, appelé le delta du Mékong est le grenier a riz du Vietnam, et c’est ici qu’est produit la majorité du riz, mais aussi des fruits et des légumes d’une douceur et d’une fraicheur exceptionnelle.

Le Mekong le soir

Mais si en occident on connait le Mékong, ce n’est pas pour son étonnante luxuriance, pas pour ses richesses, pour cette nature, mais pour des événements beaucoup plus malheureux, qui ont eu lieu il y a maintenant une cinquantaine d’années. Cette fameuse guerre du Vietnam…

Vous avez probablement noté que depuis le début du voyage, je n’ai que très peu abordé le sujet.  Les traces de la guerre sont partout dans ce pays.  On la voit dans les musées, dans les villes, dans la campagne, dans la vie de tous les jours.  Les massacres perpétrés, les bombes au napalm qui ont rasés des villages et des populations entières, les épandages d’Agent Orange, ces poisons à la dioxine qui affectent encore les populations par des déformations génétiques depuis maintenant trois générations, ces bombes phosphorescentes qui brulent la peau jusqu’à la décharner… Et j’en passe… 

Image primée d’une mangrove détruite par l’Agent Orange

Donc, des atrocités de la guerre, que je vois ici, n’a rien à envier de la Seconde Guerre mondiale.  Entre 1965 et 1975, près de 57 000 Américains sont morts et plus 1,5 millions de Vietnamiens…. Et lorsque l’on regarde les faits, les conditions ont beaucoup de similitudes avec les camps de la mort nazis de la Seconde Guerre mondiale…  Et finalement, il est facile de comprendre pourquoi les Vietnamiens ont penché vers le communisme à cette époque plutôt que vers l’occident. 

Parmi les survivants, nous voyons encore très souvent des estropiés qui ont sauté sur les mines, les handicapés sérieux, physiques ou mentaux qui errent dans les rues de la campagne, des victimes collatérales, de seconde ou de troisième génération.  Les empoissonnements chimiques et tous les impacts collatéraux toujours cachés en sont la cause.

Mais malgré cette guerre et ces traces profondes et ses atrocités, les Vietnamiens ont passé par-dessus.  Ils vivent maintenant dans le présent et dans le futur.  Ils ont été envahis tellement de fois dans leur histoire, qu’aujourd’hui, ils ont appris à se relever, et d’aller plus loin.  C’est un peuple de résistants.  Oui ils parlent à mots couverts de cette dernière guerre, mais rapidement, ils parlent de la reconstruction. La guerre est ici un sujet dont on ne parle pas en société, si ce n’est que pour la dénoncer dans les musées. Mais elle est là.

Cette guerre, ainsi que les autres « guerres d’agression » comme on les appelle ici, n’est que l’une des 13 guerres d’agression dont les Vietnamiens ont dû faire face dans leur histoire qui a au moins mille ans.  Ici, l’histoire n’est pas seulement la dernière guerre du Vietnam, c’est l’histoire d’un peuple qui a résisté, résisté contre vents et marées, résisté à survivre, avec une langue unique.  

Une langue qui est la leur.  Il y a 100 millions de Vietnamiens, à côté d’un géant de 1,386 milliards de Chinois. Qui en plus d’avoir un pouvoir économique de plus en plus puissant, commence rapidement à instaurer leur culture, leur façon de faire.  

Cela me rappelle un peuple de francophone, perdu au nord de l’Amérique,  6 millions de francophones dans une mer de 380 anglophones…

Et en plus de résister, ils protègent leur langue et leur culture.  Ici, on ne fête pas l’année lunaire chinoise, on fête le Têt, qui est le Nouvel An vietnamien.  Ici, on résiste, mais à la vietnamienne.  Pas de mouvement dans la rue, pas de manifestation, pas d’éclat. Une force tranquille qui avance lentement, mais qui fait comprendre aux géants que le Vietnam, ce n’est pas une colonie.  

Nous fêtons le Têt point final.  

Une installation pour Têt

Une façon pacifique de résister contre le grand frère chinois.  

Par le passé, ils l’ont fait contre les Américains, contre les Français, les Khmers, les Mongols, les Thaïs et bien sûr les Chinois du Yunnan dans leur histoire. Le Vietnam est une terre de richesse, convoitée depuis des milliers d’années.  Mais toujours, les Vietnamiens se sont dit : « vous pouvez prendre maintenant, mais ne l’oubliez pas, ce que vous prenez est à nous, et un jour, nous le reprendrons ».  Comme je l’ai déjà dit, derrière le sourire, la détermination d’un peuple fier.

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Thaï, tout comme une bonne partie de sa génération a participé à cette guerre que l’on n’oublie pas.  À moins de 10 ans, Thaï se cachait dans les roseaux de la mangrove du Mékong et avait comme mission de surveiller les bateaux de guerre américains lorsqu’ils passaient dans les méandres du Mékong.  Il se cachait dans sa petite barque en bois, ou directement dans l’eau pendant des jours afin de surveiller l’ennemi.  Et lorsqu’un l’un bateau approchait, il soufflait dans une petite noix de coco aménagée ce qui avertissait les soldats de se cacher, ou d’attaquer selon les missions.  Il me raconte comment les Vietnamiens s’enduisaient d’huile de coco afin de rester cachés dans l’eau des journées entières.  Il nous racontent aussi comment ils construisaient des abris submergés dans les racines des mangroves afin de rester invisible. Il parle de son peuple avec une telle fierté. 

À la fin de la guerre, il a contracté la malaria, ce qui l’a mis au lit pendant des années.  Et bien sûr ce qui a failli lui couter la vie.  Mais il s’en est sorti, amaigris, et la santé affectée pour toujours, mais vivant.  Mais le Vietnam d’après-guerre, n’est pas le paradis sur terre.  Le pays est dévasté, et il faut reconstruire.  Et ici, tout se construit à bras d’homme et de femme.  Ici, on reconstruit par nécessité.  L’argent étranger est là, mais pour le petit peuple, ils n’en voient que peu la couleur.  Le grand frère communiste soviétique a offert le nécessaire pour débuter.  Le reste, les Vietnamiens l’on construit eux-mêmes. Thaï, faible et fragile, n’a pas beaucoup de possibilités devant lui.  Il passe une partie de cette période à aller de petits boulots en petit boulots, de pêches, de récolte de fruits, tentant de survivre comme il le peut. Mais heureusement, la « mère des fleuves » est généreuse.  Et malgré les explosions, les batailles, une bonne partie du Mékong est sauvegardé, et elle doit nourrir ce pays qui se relève de cette « guerre sale ».  Mais plus important, elle redonne espoir à ce peuple qui viennent de reprendre le contrôle de sa destinée.  Après 125 ans d’occupation (les Français, les japonais et les américains), ce sont maintenant les Vietnamiens qui sont au contrôle de leur pays.

Bananes

Il finit ensuite par rejoindre l’armée et de se donner la mission de déminer le pays des centaines de milliers de ces mines, qui après la guerre font encore des victimes. Ces mines, ces « booby trap » que tant les Vietkong que les VietMinh ont placés tout au long de leur route afin de barrer les envahisseurs.   On raconte depuis 1975, soit la fin de la guerre, les mines oubliées ont fait plus de 2 millions de morts au Vietnam.  Une mission que Thaï se donne pendant de nombreuses années, mais en ayant toujours au-dessus de la tête le risque ce soit lui qui sautera sur la prochaine mine.

Le salut, Thaï le verra avec l’ouverture de l’industrie touristique.  À ce sujet, je crois qu’aujourd’hui, le tourisme est non seulement une manne, mais c’est pour beaucoup de pays, une véritable sortie vers le haut.  Vers la fin des années 1990, le Vietnam s’ouvre au monde et accueille ses premiers touristes.  Thaï fait partie des premiers guides à transporter ses nouveaux touristes.  Une association de guides à motocyclette, les « easyriders » qui est toujours active, sera ce qui lui donnera la chance d’aller plus loin.  Pendant 18 ans, il a voyagé des centaines de touristes dans la vallée du Mékong oui, mais partout au Vietnam, au Cambodge et au Laos. Partant pendant des jours, des semaines, des mois, il a mangé des milliers de kilomètres par la route, par les pistes, par bateaux.  Il a exploré les coins les plus reculés du Vietnam, que ce soit les montagnes du Nord, les plages du Sud-Est, les rivières du sud.  Il connait son pays.  Et plus il le connait, plus il en est fier.  Fier de ce pays, qui s’est relevé une énième  fois d’une destruction, d’une autre guerre.

Il y a 8 ans, il a décidé de mettre le pied a terre, et de construire de ses propres mains, ce qui deviendra son business, un petit Homestay, ou nous sommes reçus comme des rois.  Il nous reçoit dans sa maison, avec sa famille.  Cette maison où nous nous sentons chez nous.  Et surtout il nous fait vivre des expériences magnifiques. Et des vraies expériences.

Vue de la table du Homestay

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La résilience, la force de caractère de Thaï est la représentation la plus fidèle de la résilience vietnamienne.  Sans un sou, avec une faiblesse marquée, il a fait son chemin avec ce que la vie lui a donné. Un peu partout lorsque l’on parle aux vraies personnes, nous sentons cette détermination qu’ils ont à vouloir améliorer leur sort.  Et une chose qu’ils ont compris, c’est que sans travail, rien n’arrivera.  Et comme je le vois toujours ici, un sourire et une joie de vivre que nous avons perdus en occident.  Ici la vie est celle que l’on projette, que l’on bâtit.

Thaï a maintenant une très belle entreprise.  Il a 8 chambres à l’intérieur de son petit secteur.  Chacune des chambres, simplement aménagées, nous donne une vraie vision de la vie.  Son adorable femme Thuy nous prépare des repas directement pêche dans l’étang au centre des maisons.  Un bassin creusé ou les poissons et les crevettes prolifèrent.  Tout à côté, les plantations de pamplemousse à peau verte, les manguiers, les cocotiers et tous les autres arbres fruitiers dont je ne connais pas le nom lui donnent tout ce dont il a besoin afin de bien se nourrir, et nourrir ses invités.

Thuy et Thai

Tout comme Yvette et Michel, son commerce fait vivre ce petit hameau à 10 km de My Tho. Il amène ses touristes faire du bateau, aller dans les canaux, visiter le marché aux fleurs, loue des motorbikes, fait des randonnées commentées, des tours de vélos, avec toute une panoplie de personnes qu’y gravitent autour de lui.  Ici maintenant il connait tout le monde et tout le monde le connait.  Et comme beaucoup de vietnamien, il est a un coup de fil de trouver LE truc, L’EXPÉRIENCE unique, LE RÊVE de chaque individu.  Lui comme plusieurs, tu n’as qu’a demander et tu trouveras ce qu’il te faut. 

Aussi Thaï n’arrête pas.  Il a des projets, des projets pour son fils de 22 ans.  Il construit toute une série de bungalows sur pilotis directement sur le Mékong.  S’adressant à une clientèle qui recherche un peu plus de luxe, mais dans un environnement paradisiaque, il offrira dès l’été qui vient cette expérience ou les familles les plus fortunées pourront passer du temps dans ces habitations magiques, avec une vue unique sur le Mékong.  Thaï achètera un bateau, et viendra chercher ses clients directement au port de My Tho, plutôt que de faire une route sinueuse et inconnue.  Pour moi, j’aime bien les routes sinueuses, mais pour la clientèle qu’il vise, c’est différent…

Les nouveaux bungalow de Thai

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Mais bien au-delà de l’expérience, Thaï a des doutes sur l’avenir.  Il voit tous les jours son Mékong chéri dépérir.  Il voit lui aussi la quantité de détritus qui s’entasse dans les racoins cachés du Mékong.  Il voit déjà la réduction de la productivité de ce fleuve magnifique qui est sujet à la pollution.  Il voit son paradis, celui qu’il a défendu avec tant de vigueur, se perdre doucement. 

Car Thaï, derrière ses allures de business man vietnamien, il a des rêves pour son pays et des principes.  Il veut défendre cette richesse comme il l’a fait un jour contre l’envahisseur. Mais aujourd’hui, cet envahisseur, ce n’est pas uniquement les étrangers, c’est la société de consommation comme tel, et ce qu’il voit de ce qui se passe dans les grandes capitales occidentales et asiatiques lui fait peur.  Peur pour son Mékong.  Il a alors un rêve, celui de partir en croisade, partir du sud vers le nord, pour sauver « la mère des fleuves », la « sauver des hommes » qui ont oublié que c’est elle qui l’a nourri depuis des siècles. Il rêve de monter ce fleuve et de discuter avec les habitants, les sensibiliser à la nourriture bio, plutôt que les agents chimiques, et en bon vietnamien, le bio se vend beaucoup plus cher de surcroit.  

Il dit « ici on n’a pas besoin de chimique, la nature est bonne pour nous, pourquoi nous en mettons et nous vendons moins cher.  Le bio c’est un bon marché.  Ça se vend plus cher, et c’est mieux pour la santé.  C’est parce qu’ils n’ont rien compris… »

Thaï craint pour la jeunesse qui a oublié ces missions plus grandes qu’eux. Il voit bien que cette nouvelle richesse facile des plus jeunes ne leur donne plus le goût de travailler et de s’investir.  Il a peur de cette jeunesse qui n’a pas vécu la guerre et la reconstruction.  Ces jeunes qui vivent en regardant Saigon, l’Amérique, la Chine l’Occident avec le charme de la facilité.  

Nous échangeons avec Cyril, un Sud-Africain hyper gentil, guide touristique dans son pays, et tellement attentionné pour sa famille. Venu rejoindre son fils qui a eu un grave accident, nous passons ensemble des jours doux de convalescence avec Curt, un grand jeune homme de 30 ans qui habite ici au Vietnam. Mais pour ce séjour, sous habitons le même homestay et nous discutons de la vie, de l’Afrique du Sud, et des grandes similitudes humaines de nos pays. Nous parlons d’une certaine jeunesse qui a oublié de bouger, de travailler fort et qui pour certains attendent l’invention des autres pour améliorer leur sort. Certains ont oublié que rien ne vient gratuitement, et que si l’on veut atteindre un idéal, il faut le construire.

Curt, Stephane, Thai, Cyril et le guide Houng

Je tente de les rassurer en leur disant la même chose que je dis aux Occidentaux.  Cette jeunesse prendra leur propre chemin, et ce ne sera pas le même que nous.  Plus important, il ne sera pas plus facile ou difficile ce sera le leur.  Et comme dans toutes les évolutions, la sélection naturelle fera son chemin.  Ce sera les meilleurs qui s’en sortiront, ceux qui auront compris ce qu’il faut faire dans ce Nouveau Monde qui se dresse devant eux.  Et ce monde, c’est leur monde, pas le nôtre.  Nous ne pouvons forcer les autres à agir comme on le souhaite. C’est à chacun de prendre leur décision.

Je ne sais pas si les grands rêves de Thaï se réaliseront, mais une chose est certaine, c’est que ce sont des personnes comme lui qui influencent leur petit territoire, leur communauté.  Ils le font par des actions concrètes uniques, et à leur échelle.  À ce sujet, j’ai eu un grand débat sur les réseaux sociaux récemment concernant les actions sur le web.  Et à ceci, je crois fondamentalement que ce qui fait la différence n’est pas ce que l’on fait sur le web, mais ce que nous faisons pour vrai, à notre échelle, pour que les choses aillent mieux.  Et Thaï le fait tous les jours, que ce soit avec ses clients, ses partenaires et bientôt partout sur les rives de ce majestueux fleuve, la « mère des fleuves »  le Mékong.  

Le Vietnam m’a appris cela, m’a poussé encore plus loin vers cette résilience et cette résistance.  Et franchement, plus je suis ici, et plus je me dis que nous devrions avoir plus de Vietnam dans nos vies.

Ciao ciao

Steph

Notre repas du jour

Pour plus d’information concernant le Homestay de Thai, voici le lien

Hong Thai Homestay